Franck Mas

Denis Thomas regarde ce que nous ne regardons pas, ce que nous ne regardons plus, ce que nous n’avons sans doute jamais regardé. Il sait que ce qui nous entoure, les lieux que nous fréquentons, les places que nous traversons, les rues dans lesquelles nous circulons ne sont pas observés. Il constitue un environnement, c’est-à-dire un paysage dissous, un paysage dans lequel tout détail, toute singularité, tout particularisme disparaît. Un environnement est un paysage absent. Ce qui n’est pas regardé n’existe plus.
Les marches qu’effectue Denis dans la ville de Bordeaux et sa périphérie, ravivent des espaces délaissés, interdits, abandonnés, oubliés ou simplement ordinaires. Parce qu’ils sont de nouveau traversés, observés, leur invisibilité s’effondre. Les paysages qu’arpente Denis sont frappés par un triple abandon. L’habitude est le premier solvant, elle constitue le premier facteur d’érosion du regard, ce qui est familier n’est plus observé, parce qu’il est perçu comme déjà conquis, déjà acquis et la répétition du quotidien le confirme. Le second abandon est lié à l’inutilité d’une construction, à la fin de sa fonction initiale qui, privée de « productivité », devient une membrane évidée. Enfin soustraits à leurs usages, les bâtiments sont désertés, puis disparaissent par migration d’activité pour devenir des sanctuaires.
Or ce qui constitue la trame urbaine est l’aboutissement d’une pensée rationnelle. Maisons, immeubles, rues, ronds-points sont des « objets » planifiés, élaborés, sont la manifestation d’une coordination de compétences : architectes, urbanistes, maîtres d’oeuvre, ouvriers, artisans … Les espaces amputés de leur mission sont la manifestation de l’obsolescence à quoi tout objet est aujourd’hui assigné. Mais n’est-ce pas aussi le signe de l’obsolescence d’une certaine pensée ? Denis pose la question. Cette réflexion trouve un contrepoint dans une esthétique de l’accident. A l’imposance du cartésien qui structure nos espaces urbains s’oppose la poésie de l’adaptation, du hasard, de l’accident, de l’accommodation. La modestie, l’incertitude et la discrétion, ces forces qui ne s’imposent pas mais se logent dans les failles du préconçu, mettent à jour des horizons que la logique ignore.
Les marches de Denis sont un exercice de regard. Ses yeux perçoivent des situations qui invalident l’anonymat, le mettent en échec et parfois rendent une dignité à ce qui en était soustrait. Denis voit la vie là où s’est installé l’inerte. Il sait que la faiblesse de la raison est le lieu d’où s’élancent le hasard et la poésie. Chacune de ses photos en est le potager.

Franck Mas

Commissaire d’exposition de l’exposition Siècle, du 20 juillet au 22 septembre 2019 à La Tannerie